La Pierre des bavardes
Punition pour les commères orléanaises
Les scènes représentées sur les cartes postales réservent souvent des surprises quant aux us et coutumes d’un territoire, surtout quand ces usages ont disparu.
Au rang des cartes postales intrigantes, on peut évoquer celles qui représentent la « Pierre des bavardes ». Les Archives municipales d’Orléans conservent, à ce jour, 6 cartes sur le sujet. La première à laquelle on peut s’intéresser s’intitule « La Pierre des Bavardes. – Châtiment en usage du XIVe au XVIe siècle à Orléans ». Sur le cliché, pris par le photographe orléanais Joseph, on voit une tête sculptée dans la pierre, suspendue à un crochet par un système de collier en fer. La face est patibulaire : les yeux semblent écarquillés, l’emplacement du nez est creusé, comme s’il avait été volontairement retiré et la bouche, composée de lèvres énormes et retroussées, s’ouvrent béante sur une rangée de dents serrées. Les autres cartes postales montrent des scènes reconstituées : une femme en chemise, hirsute et pieds nus, pose la pierre au cou ou bien reproduit une scène dont le sujet est alors détaillé en légende.
Une partie des réponses à nos interrogations sur cette étrange pierre va venir d’un ouvrage conservé dans notre bibliothèque. Intitulé « La Pierre des Bavardes en usage à Orléans vers 1500, conservée au Musée historique de l’Orléanais », il fut rédigé en 1907 par Léon Dumuys, conservateur du Musée et membre de la Société archéologique et historique de l’Orléanais. Il nous explique ainsi comment elle fut découverte et surtout identifiée.
La découverte de 1895 et le don de 1903
Léon Dumuys explique que la pierre a été donnée au Musée en 1903 par un jeune ouvrier peintre dénommé E. Robert. Celle-ci aurait été trouvée, en 1895, par un terrassier occupé à creuser un puits rue des Murlins, dans un jardin situé à proximité du champ de Manœuvres des Groues et de la Poudrière, c’est-à-dire au Nord-Ouest de la ville.
Léon Dumuys suppose alors qu’à une époque non déterminée, la pierre, trouvée à 5 mètres de profondeur, aurait été jetée, puis enfouie, dans une excavation servant de canche*.
« Une tête monstrueuse à la physionomie déconcertante »
La tête, qui pèse 2,3 Kg, est taillée dans un bloc de calcaire homogène qui ne semble pas provenir de la région. Il n’y a pas de trace de cassure ni d’amorce de cou qui laisseraient à penser que la tête a été décapitée d’une statue. Les proportions du visage et de ses composantes sont justes à l’exception de la bouche « énorme, démesurément béante ». Elle montre 22 dents serrées qui donne au visage un aspect de « colère féroce ou d’atroce douleur ». Léon Dumuys a l’impression que le « monstre grince des dents ».
Le crâne semble rasé plus que chauve. Le nez et les oreilles n’existent plus sans savoir s’ils ont disparus par hasard ou volontairement été mutilés comme pour rappeler certains supplices affligés sous l’Ancien Régime à des condamnés.
L’identification de la pierre par Camille Enlart
La pierre reste une énigme jusqu’en 1906 date à laquelle Camille Enlart, directeur du Musée de sculpture comparée du Trocadéro, vient visiter le Musée historique de l’Orléanais. Celui-ci s’arrête sur la pierre qui lui rappelle la « Pierre des Bavardes » ou « Klapperstein » suspendue par des chaînes entre deux fenêtres de l’hôtel de ville de Mulhouse. Elles sont très ressemblantes à quelques détails près comme leurs poids et le fait que la « Klapperstein »** tire la langue et possède un cartouche sculptée indiquant « On m’appelle la Pierre des Bavardes, Bien connue des mauvaises langues, qui est d’humeur querelleuse, médisante, sera contraint de me porter par la Ville. ».
Pour Camille Enlart, la pierre d’Orléans daterait de la première moitié du 16e siècle et serait plus ancienne que celle de Mulhouse. Elle serait « d’une grande rareté » est sans doute un témoignage « unique » d’une coutume pourtant répandue. Léon Dumuys suppose que la pierre était conservée dans la cave du Châtelet avec d’autres instruments de torture mais qu’elle fut jetée après le 9 octobre 1789, date de suppression du supplice de torture en France.
Un châtiment humiliant réservé aux femmes médisantes
Il semble que la punition qui consistait au port d’une pierre autour du cou soit héritée d’un châtiment religieux devenu par la suite un châtiment civil. Les premières évocations remontent au 13e siècle mais la pratique se généralise au 14e siècle pour disparaître fin 18e. Au-delà de la France, la pratique est attestée, en autres, en Allemagne, en Flandres et dans certains pays scandinaves. On parle de « pierre d’infamie », « pierre du vice », « pierre au col » ou « encore pierre des crapauds ».
Sous l’Ancien Régime, la médisance et les injures étaient punies. Alors que les hommes payaient une amende, les femmes, quant à elle, étaient soumises au port de la pierre des bavardes en ville, en chemise et nus pieds. Cette peine, infamante, était destinée à toucher l’amour propre de la femme injurieuse. Ainsi, « la condamnée, chargée de la pierre qui pendait à son cou portée par une chaîne était promenée par les rues de la ville, sous escorte de gens de justice qui sonnaient la trompille ». Parfois, elle devait s’agenouiller devant l’église pour faire publiquement amende honorable. La personne injuriée avait le droit de suivre la procession et de harceler la condamnée avec un aiguillon. Celle-ci portait parfois un écriteau dans le dos décrivant sa faute.
En 1907, Léon Dumuys et ses collaborateurs firent une reconstitution aux abords du Musée historique. Elle donna naissance à la série de cartes postales dont les Archives d’Orléans conservent aujourd’hui un exemplaire. Pour l’occasion, une chaîne fut ajoutée à la pierre afin de pouvoir la suspendre au cou de la condamnée d’un jour. Dans son dos, on accrocha une pancarte reprenant un message inspiré de documents d’archives. Il y était indiqué : « Guillemette la Quarrée, pour avoir dict : saloppe, ruffienne, ribaude à Pierrette la Charrière, et pour ce qu’elle la mordit au bras et au visaige ». L’histoire ne dit pas qui joua le rôle de la condamnée ni celui du geôlier qui sonnait la trompille !
Une supercherie ?
Alors que l'objet échappe aux destructions liées aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale, Pierre Jouvellier, conservateur du Musée dès 1938, remet en cause l'authenticité des fonctions de la pierre. Un tel châtiment n'aurait été en usage que dans le Nord et l'Est de la France mais pas en Orléanais. Plusieurs supositions sont avancées. La pierre serait un poids d'horloge ou encore une tête sculptée provenant de l'ancien cimetière d'Orléans.
A ce jour, cette sculpture, de 20 centimètres par 16 centimètres, est toujours conservée dans les collections du Musée d'Orléans.
* En Orléanais, une canche était un endroit, généralement à ciel ouvert, qui servait de dépotoir plus ou moins sauvage où la population déposait des immondices, des gravats…
** Le mot « Klapperstein » serait formé du verbe allemand « Klappern », c’est-à-dire « claquer, caqueter, bavarder » et du mot « Stein » qui signifie « pierre ».
Pour en savoir plus
- Dumuys (Léon), La Pierre des Bavardes en usage à Orléans vers 1500, Marcel Marron éditeur, Orléans, 1907, 24 p (AMO, C10 039).
Date de modification : 27 janvier 2018